Mémento de l'Aficionado 2013


En 2013, l'introduction du "MEMENTO DE L'AFICIONADO" revient sur la Madeleine 1938. Retrouvez ci-dessous le texte dans sa version intégrale.


"CUCHARERO", celui qui n'avait pas un nom de fleur...

Que restera-t-il, dans 75 ans, de la Madeleine 2012 ? Que restera-t-il de la Madeleine tout court d’ailleurs ? Je me le demande bien. Et la tauromachie, que sera-t-elle devenue dans 75 ans ? Sera-t-elle morte ? Morte à petit feu. Rongée de l’intérieur. Morte d’une mort lente et douloureuse ? 
Morte de honte ? 
Il y a 75 ans, le dimanche, pour la Madeleine, il y avait une corrida. Il y a 75 ans, pour la Madeleine, il n’y avait qu’une corrida(1). C’était le dimanche. Madeleine 1938. L’affiche est introuvable. Dimanche 24 juillet. Temps parfait : beau et très chaud. Lleno absolu. Les picadors ? Ignobles(2) ! 
La devise bleu ciel et blanc de Pablo Romero est une des plus prestigieuses d’Espagne. Le 9 avril 1888, date de présentation de la ganaderia à Madrid, le toro « Cuchillero » (ce n’est pas non plus un nom de fleur) reçoit 14 piques, laisse trois chevaux sur le carreau et (fait exceptionnel) est honoré de deux vueltas al ruedo. Si, si, deux. Il était dévolu au maestro Guerrita. Successivement, Joselito, Belmonte, Niño de la Palma, Domingo Ortega obtiennent de retentissants triomphes face aux désormais incontournables Pabloromeros. Manolete aussi ; un peu plus tard (mais il ne souhaita pas les défier très longtemps(3))… 
Les toros de Pablo Romero, les aficionados les considèrent comme les plus beaux. Le toro de Pablo Romero est fort, corpulent. Il est puissant ! 
Madeleine 1938. L’élevage fait sa présentation au Plumaçon(4). Les vedettes sont à l’affiche(5) : Victoriano de La Serna (qui n’est certes plus à son apogée mais est bien connu des aficionados de Mt de Marsan pour y avoir toréé trois fois la seule année 1934) et Luis Gomez El Estudiante (dont nous aurons l’occasion de reparler). Hélas malade, Manolo Mejias Bienvenida (6), le « joyau de la famille », ne put honorer son contrat. Rafael Ponce Rafaelillo compléta le cartel. Petit de taille mais d’un courage authentique, sa bonne technique d’exécution lui permettait (parait-il) de recevoir et de détourner sans broncher la ruée de toros dont le garrot atteignait ses épaules. Il fut la satisfaction du jour. 
Contrairement à ce que l’on pouvait craindre pendant la guerre d’Espagne, les toros sont impeccablement présentés. Ce n’était pas le cas l’année précédente mais, privés de leurs débouchés habituels, les éleveurs expédient désormais en France ce qu’auparavant ils réservaient à leur pays. Le lot du Moun est digne d’une grande feria. Superbe de musculature, fin, racé, entièrement cardeno, il avait grande allure ! 
Arènes du Plumaçon. Dimanche 24 juillet. Jusqu’à preuve du contraire, « Cucharero », n°67 de la ganaderia de Pablo Romero (Séville), sorti en 2ème position(7) et mis à mort par El Estudiante, est le 1er toro ayant eu les honneurs d’un tour de piste posthume à Mont de Marsan. Il y a 75 ans. 
« Quel bel animal ! Dès son entrée en piste, il fit éclater les bravos. Gris de poil, large de poitrine, exhibant un morillo impressionnant, rond, bien en chair, d’un joli type, l’animal n’avait qu’un défaut : il était armé court… Dommage ! « Cucharero » s’élança sur les chevaux de loin, presque du centre de la piste. Il poussa, s’acharna et rechargea. Tout ce que demande le connaisseur. Disons-le, il gratta le sol une fois. Quatre piques, en toutes règles, trois chutes (des majeures), un cheval pour les mules (si vous voyez c’que j’veux dire). Et peut-être qu’une pique de plus s’imposait. Les tendidos, satisfaits, applaudirent sans arrêt et apprécièrent parfaitement les qualités combatives du bravissime animal. Grande pagaille entre la 3ème et la 4ème vara. Le lio battait son plein. Le bicho cherchait la bagarre et personne (ni pique, ni cape) ne se présentait ! Le vide dans tout son néant. Conservant un allant magnifique, répondant au 1er cite, la bête chargea les banderilleros dans le meilleur style. Elle accusa un peu la douleur des harpons. Une seule fois en vérité. Là, nous sommes en train de couper un cheveu en quatre… A la mort, malgré les durs carambolages du 1er tiers, « Cucharero », gardait encore la bouche fermée. » 
En 1938, Estudiante n’est pas la figura qu’il deviendra quelques années plus tard, mais on peut dire qu’il occupe un très bon rang au sein de la toreria de l’époque. Brillant l’année précédente, c’est le véritable « torero de base » de la saison en France. « Cucharero », 2ème toro de la corrida de Pablo Romero offre toutes les qualités qu’exige le toreo classique et moderne : « D’une noblesse infinie, venant de loin, ne refusant pas un seul muletazo, le merveilleux animal incarnait à la lettre le toro pour briller ; celui dont rêvent tous les toreros. Les bons et les mauvais. Un véritable et rare « regalo ». L’homme ne put se hisser à sa hauteur. C’est bien triste… Fonçant et refonçant, le TORO finit par déborder son adversaire. Adios faena ! Chute à la verticale ! Trasteo sans plan, décousu, embrouillé et mobile. « Cucharero » toréa l’homme à son gré. Luis Gomez « El Estudiante », contrairement à ce qu’il se dit, n’est pas encore un grand matador. Honnête ? Hum ! Classique ? Oui. Tout ce que vous voudrez. Maestro ? Non, mille fois non ! » 
A partir de 1942, lorsque sonna l’heure de ses plus grands triomphes, Luis Gomez a vraisemblablement oublié depuis longtemps cet après midi de juillet(8) ? Ce grand Toro littéralement gaspillé ? 
Ou peut-être repartit-il d’ici bien décidé à « se venger » ?... 
A Mont de Marsan, le 24 juillet 1938, « Cucharero » de Pablo Romero renvoya El Estudiante à ses chères études (de médecine). Et bien lui en a pris. « Cucharero », jusqu’à preuve du contraire, est le 1er toro ayant eu les honneurs d’une vuelta al ruedo au Plumaçon(9). Ça fait 75 ans. « Cucharrero » fut ce qu’on a coutume d’appeler un « toro de bandera ». Conservons le souvenir de ces portes drapeaux avec autant de ferveur que celui des plus grands toreros ! 
« La veulerie des stars oblige aujourd’hui les ganaderos à rejeter impitoyablement les étalons les plus nerveux. Les éleveurs devraient réagir, car le bananier le plus beau du monde n’intéresse en aucun cas l’aficionado torista. De même, l’excès de noblesse enlève tout piment à la lutte : nous versons dans le toro de paille. Gare ! » 
Dans 75 ans, quelqu’un se préoccupera-t-il encore de la Madeleine 2012 ? Je me demande bien. Et si tel est le cas, je me demande bien ce qu’il en dira(10) ?... 

Benoit Piarrine

(1)   Entre 1935 et 1939, la Madeleine ne comportait qu’une seule corrida. Avant, c’était variable. A partir de 1947, il y en eut systématiquement deux. Puis à partir de 1959, trois. Il faut attendre 1982 pour quatre (auxquelles il faut ajouter depuis 1976 la traditionnelle becerrada – sauf en 1977 ! –). Puis, dès 1987 (avec l’introduction de la corrida-concours), cinq. Exceptionnellement, pour le centenaire du Plumaçon en 1989, il y eut six corridas et une novillada.

(2)   Référence ici surtout aux picadors de La Serna qui, capable du meilleur… comme du pire (!) alterna le superbe et... l’ignoble (!). Il fit assassiner ses toros. « Ecœurantes manœuvres. Besognes répugnantes. La foule écœurée par ces attentats s’indigna. Les aficionados font de gros sacrifices financiers pour assister aux corridas et ne peuvent accepter sans broncher pareille porcherie ! ».

(3)   Après la Guerre Civile Espagnole, ne sortaient généralement en piste que de légers novillos : des toros de 3 ans ! Mais pas chez Pablo Romero. Où l’on ne s’accommode ni des circonstances, ni des modes.

(4)   Il y eut également une corrida de Pablo Romero en 1939. Puis en 1984, 1985 et 1989 ; ainsi que des toros aux corridas-concours de 1988 et 1989. Mais la « grande époque » était révolue.

(5)   Les autres stars de l’époque étaient Armillita Chico, Cagancho, Domingo Ortega, Vicente Barrera, Martial Lalanda…

(6)   Manolo Bienvenida mourût le 31 août suivant à l’âge de 25 ans ; les Montois avaient pu l’admirer lors de la mémorable corrida du 15 août 1936 (il coupa 4 oreilles et une queue).

(7)   Le n°68, initialement prévu en 2ème position, ne daignant pas quitter les chiqueros, l’ordre de sortie fut inversé ; et le n °68 sortit finalement en 6ème position, Rafaelillo et Estudiante ayant interverti leurs tours.

(8)   Il avait toréé une première fois au Plumaçon, hors Madeleine, le 13 mai 1934.

(9)   Il fallu attendre 16 ans pour retrouver pareille récompense au Plumaçon : 20 juillet 1954, toro de José Manuel Domecq (division de la part d’Alvaro à la mort de Juan Pedro 1er).

(10)   La corrida de Pablo Romero de 1938 reçut 28 piques pour 6 chutes… et demi !

NB : Les citations sont toutes de Raymond Massoutier, « malade de la critique », chroniqueur à la revue toulousaine Le Toril (30 juillet 1938) ; certaines ont été légèrement remodelées. D’autres ouvrages utiles à la rédaction de ce texte : Les mots de l’arène de Roger Dumont, Terres Taurines n°10, Histoire de la corrida en France d’Auguste Lafront, 100 toreros de légende de Pierre Dupuy et Paul Casanova, Los Toros n°14 de J.M. Cossio, 100 ans de Plumaçon de Geneviève Fondeviolle.

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Pendant la Madeleine, venez vous procurer le "MEMENTO DE L'AFICIONADO" 2013 à la Peña Taurine A Los Toros - 2 rue rue Léon Lalanne (en face des arènes) à Mont de Marsan -.